L’âne chez Victor Hugo

 

Par Frédéric Farat

 

En cette année du bicentenaire de la naissance de Victor Hugo (2002), nous voudrions apporter ici notre pierre aux hommages rendus au poète en parlant de la présence de l’âne dans ses livres. Les animaux tiennent en effet une grande place dans l’imagination de Hugo : il y a tout un bestiaire hugolien, où figurent le lion, le bœuf, le chien … mais aussi le crapaud, le ver de terre, l’araignée …Or, dans ce bestiaire l’âne occupe une place privilégiée.

L’âne et le crapaud

L’âne est présent notamment dans deux poèmes de La Légende des Siècles. Nous nous intéresserons tout d’abord au poème Le crapaud (Légende des Siècles, LIII ). Ce poème s’apparente à une fable, et il aurait pu aussi bien s’intituler « L’âne et le crapaud ». En voici le sujet : sur le bord d’une route, un crapaud est maltraité par les divers passants dont il a le malheur de croiser le chemin ; un prêtre, une femme, des enfants passent ainsi successivement, et la première partie du poème décrit le calvaire du pauvre animal. C’est alors que l’âne apparaît : ( vers 90-107)

Or, en ce même instant, juste à ce point de terre,
Le hasard amenait un chariot très lourd
Traîné par un vieux âne éclopé, maigre et sourd ;
Cet âne harassé, boiteux et lamentable,
Après un jour de marche approchait de l’étable ;
Il roulait la charrette et portait un panier,
Chaque pas qu’il faisait semblait l’avant-dernier ;
Cette bête marchait, battue, exténuée ;
Les coups l’enveloppaient ainsi qu’une nuée ;
Il avait dans ses yeux voilés d’une vapeur
Cette stupidité qui peut-être est stupeur ;
Et l’ornière était creuse, et si pleine de boue
Et d’un versant si dur, que chaque tour de roue
Était comme un lugubre et rauque arrachement ;
Et l’âne allait geignant et l’ânier blasphémant ;
La route descendait et poussait la bourrique ;
L’âne songeait, passif, sous le fouet, sous la trique,
Dans une profondeur où l’homme ne va pas.

Le hasard amenait un chariot très lourdTraîné par un vieux âne éclopé, maigre et sourd ;Cet âne harassé, boiteux et lamentable,Après un jour de marche approchait de l’étable ;Il roulait la charrette et portait un panier,Chaque pas qu’il faisait semblait l’avant-dernier ;Cette bête marchait, battue, exténuée ;Les coups l’enveloppaient ainsi qu’une nuée ;Cette stupidité qui peut-être est stupeur ;Et l’ornière était creuse, et si pleine de boueÉtait comme un lugubre et rauque arrachement ;Et l’âne allait geignant et l’ânier blasphémant ;La route descendait et poussait la bourrique ;L’âne songeait, passif, sous le fouet, sous la trique,Dans une profondeur où l’homme ne va pas.

Dans la suite du poème, au moment où la charrette qu’il tire va rouler sur le crapaud, l’âne fait soudain un écart pour ne pas écraser celui-ci. La fin du poème est alors un hymne au mystère de la bonté, à la bonté cachée chez les êtres même les plus frustes (thème très hugolien, on pense aussi à Quasimodo, cachant un grand cœur sous une apparence à peine humaine), qui se conclut par ces vers :

Quiconque est bon habite un coin du ciel. O sage,
La bonté qui du monde éclaire le visage,
La bonté, ce regard du matin ingénu,
La bonté, pur rayon qui chauffe l’inconnu,
Instinct qui dans la nuit et dans la souffrance aime,
Est le trait d’union ineffable et suprême
Qui joint dans l’ombre, hélas ! si lugubre souvent,
Le grand ignorant, l’âne, à Dieu, le grand savant.

Dans son poème, Hugo reprend donc l’image, peu flatteuse a priori, de l’âne comme symbole de l’ignorance (d’où le fameux bonnet d’âne), mais c’est pour la transfigurer, la transformer en mystère, ce n’est déjà plus l’ignorance au sens courant et péjoratif.

La vision que Hugo donne de l’âne dans ce poème-fable, où il lui attribue bonté et pitié, peut toutefois apparaître comme une idéalisation de l’animal, par contraste avec le réalisme d’un La Fontaine décrivant le caractère impitoyable de la nature (où le renard berne le corbeau, où le loup dévore l’agneau…). Pourtant il ne faut pas s’arrêter à cet aspect un peu facile du poème. Hugo n’est pas naïf ; ainsi, dans ce même poème, lorsqu’il évoque l’enfance, il n’hésite pas à démolir l’image trop idéalisée qu’on en donne souvent :

Vinrent quatre enfants, sereins comme le ciel.
J’étais enfant, j’étais petit, j’étais cruel.

Le crapaud n’est donc pas une simple fable moralisante ; il y a dans ce texte de Hugo cette force d’évocation, cette éloquence du vers qui n’appartiennent qu’à lui. Une multitude de poètes (en particulier au XIXe siècle) ont vainement discouru en vers sur la bonté, la pitié, de façon conventionnelle et moralisatrice. Hugo est un des rares qui sache en parler de façon puissante et convaincante (ce que Baudelaire a si bien vu). Car lorsque Hugo parle de la bonté ce n’est pas seulement en moraliste, mais c’est aussi et surtout en visionnaire. Ainsi de la bonté de la bête (vers 143-144) :

n’est donc pas une simple fable moralisante ; il y a dans ce texte de Hugo cette force d’évocation, cette éloquence du vers qui n’appartiennent qu’à lui. Une multitude de poètes (en particulier au XIXe siècle) ont vainement discouru en vers sur la bonté, la pitié, de façon conventionnelle et moralisatrice. Hugo est un des rares qui sache en parler de façon puissante et convaincante (ce que Baudelaire a si bien vu). Car lorsque Hugo parle de la bonté ce n’est pas seulement en moraliste, mais c’est aussi et surtout en visionnaire. Ainsi de la bonté de la bête (vers 143-144) :

La brute par moments pense et sent qu’elle est sœur
De la mystérieuse et profonde douceur…

De la mystérieuse et profonde douceur…

L’âne et le philosophe

On retrouve l’âne au centre d’un autre poème de La Légende des Siècles (II) : Dieu invisible au philosophe. Ce poème s’inspire de l’histoire de l’ânesse de Balaam, tirée de la Bible (Nombres, XXII). Le thème est le suivant : Un ange apparaît sur la route où chemine le devin païen Balaam monté sur une ânesse. Balaam ne voit rien, alors que son ânesse, devinant l’ange, par trois fois s’arrête, s’écarte ou se couche sur le chemin. A devin devin et demi…

On retrouve l’âne au centre d’un autre poème de (II) : . Ce poème s’inspire de l’histoire de l’ânesse de Balaam, tirée de la Bible (Nombres, XXII). Le thème est le suivant : Un ange apparaît sur la route où chemine le devin païen Balaam monté sur une ânesse. Balaam ne voit rien, alors que son ânesse, devinant l’ange, par trois fois s’arrête, s’écarte ou se couche sur le chemin. A devin devin et demi…

Dans la variation en vers qu’il donne de ce récit, Hugo approfondit encore le thème de l’âme secrète de l’animal : la bête a accès à des mystères divins, de façon obscure mais immédiate, dans « cette profondeur où l’homme ne va pas ».

En 1853, à Jersey, lors des séances de spiritisme (les tables tournantes), c’est précisément à Balaam que Hugo attribuera la révélation qu’il a alors que les animaux ont une âme.

A la même époque, en 1856, on trouve dans les carnets de dessins de Hugo un dessin représentant une tête d’âne ornée de glands brodés et illuminée par des prunelles de jais, assorti de la légende suivante : La triomphante tête d’âne reparut. Ses deux oreilles étaient comme deux ailes. Il broutait du chardon et des étoiles.

C’est que le personnage de l’âne, revêtant désormais une dimension fantastique, a pris chez Hugo une place de plus en plus grande. Il va même lui consacrer tout un livre. La confrontation de « l’âne et du philosophe » esquissée dans le poème précédent sera développée dans le livre-poème L’Âne (publié en 1881) avec une ampleur extraordinaire (plusieurs milliers de vers ).

L’âne Patience

Le poème-fleuve L’Âne est un dialogue entre l’âne ( nommé ici Patience ) et le philosophe (Kant), Hugo évoquant tour à tour «la colère de la bête» et «la tristesse du philosophe » . Citons ici J.-Cl. Fizaine, le commentateur de ce poème dans l’édition des Œuvres complètes (collection Bouquins, Laffont) :

« Il vient de loin , cet âne Patience dont le galop résonne soudain dans le silence de la bibliothèque. Il a discuté avec Balaam, enseigné la sagesse à Esope, mangé dans la main d’Apulée ; il se dit avec orgueil légitime frère de La Fontaine […] Il se souvient même, vaguement, d’avoir porté le Christ à son entrée à Jérusalem ; mais c’est un autre, son frère, qui a enseigné au jeune Hugo la haine de la cruauté et la fraternité pour les monstres en sauvant sous ses yeux un crapaud. Les experts en généalogie lui trouveront encore d’autres parentés : avec le roussin de Rabelais, avec le Bottom de Shakespeare… »

Dans ce poème, l’âne, s’adressant au philosophe, brosse une immense fresque de l’humanité, décrivant successivement « la conduite de l’homme vis-a-vis : des enfants, des génies, de la création , de la société, et de lui-même » . Au fil de ces discours se développe le thème central du mal et de la perversion qui peuvent se cacher sous les masques du savoir et du pouvoir qui lui est associé. Comme chez Erasme et Rabelais, le grotesque, ici le rire de l’âne, fait éclater les autorités et l’esprit de sérieux. Hugo use dans cette œuvre de toutes les ressources du vers avec une verve et une érudition étonnantes ; tantôt d’un jeu de mots il stigmatise les méfaits du pédantisme qui dénature le savoir et étouffe l’innocence,

Commençant par l’ennui pour finir par la force,
Du bâillement allant volontiers au bâillon ;

tantôt il crée des néologismes : « écolâtre, bibliopole… », fait rimer sagesse et singesse… Avant Rimbaud il donne vie aux voyelles, voyant avec les yeux de l’écolier « l’O tourner sa roue aux cornes de l’Y », parle de l’ I «ce bilboquet tantale…»

Tout le poème est ainsi la longue plainte de l’âne, qui, après avoir beaucoup enduré et souffert ( d’où son nom ), devenu instruit et savant, a perdu fraîcheur d’âme et gaieté du fait d’une éducation desséchante et coupée de la vie. Au terme du poème l’âne s’écrie alors :

Je m’évade à jamais de la science ingrate.
Il est temps que, rentrant dans le vrai, je me gratte
L ’échine aux bons cailloux du vieux globe éternel.
Je vois le bout vivant du funèbre tunnel,
Et j’y cours. J’aperçois, à travers les fumées,
Là-bas, ô Kant, un pré plein d’herbes embaumées,
Tout brillant de l’écrin de l’aube répandu,
De la sauge, du thym par l’abeille mordu,
Des pois, tous les parfums que le printemps préfère,
Où ce que la sagesse aurait de mieux à faire
Serait de se vautrer les quatre fers en l’air.
Or, étant libre enfin, et ne voyant, mon cher,
Ici pas d’autre ânier que toi le philosophe,
Pouvant finir mon chant de bête brute en strophe,
Je m’en vais comme Jean au désert s’en alla,
Et je retourne heureux, rapide et plantant là
L’hypothèse béate et le calcul morose,
Et les bibles en vers et les traités en prose,
Locke et Job, les missels ainsi que les phédons,
De l’idéal aux fleurs, du réel aux chardons.

Car Hugo n’a pas la foi aveugle dans le progrès qu’on lui attribue volontiers . Il clame tout au long de ce poème que la science ne va pas forcément de pair avec la bonté et l’humanité. Face à la corruption, à la vanité, au savoir triste, il dresse l’immense figure têtue de l’âne, celle de l’innocence bafouée, faisant appel « à la clarté de l’aube, des colombes, des lys ». Avide de lumière, il n’est pas non plus « obscurantiste » ! Mais il nous prévient à la fin du poème :

Tant que la science ne rendra pas l’homme meilleur
Les oreilles de l’âne auront raison dans l’ombre !

A travers tous ces poèmes où passe l’énigmatique figure de l’âne, Hugo nous invite avant tout à ne pas confondre la bête avec la bêtise. Il peut en effet y avoir de la bêtise chez les ignorants – mais aussi chez les savants, et cette seconde forme de bêtise est certainement la plus blâmable, car elle a moins d’excuses.

 

 








Cet article provient de Association BRAIRE